Rencontre avec Elsa Granat

« Revisiter le répertoire n’est pas forcément en nier la substance, c’est quelquefois simplement y inscrire des méthodologies de répétition ou de représentation nouvelles. Le cadre immuable d’un texte in extenso ou la lourdeur des références accumulées créent souvent des barrières insurmontables pour qui veut s’en libérer en désirant simplement fouiller un thème avec des outils contemporains. Ce pour quoi « Une mouette » , et non « La Mouette », à l’instar il y a plusieurs saisons du « Vania » et non « Oncle Vania » de Julie Deliquet. Elsa Granat s’inscrit dans cette lignée avec Lisaboa Houbrechts, ou Silvia Costa à la Salle Richelieu, dans ce désir de « revisitation » du répertoire. » Éric Ruf

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  • Laurent Muhleisen. Dans vos mises en scène les plus récentes, vous interrogez notre rapport au patrimoine théâtral : comment s’emparer d’un grand texte du répertoire et « l’aiguiser » pour qu’il résonne avec notre époque ? Est-ce dans cet esprit que vous montez Une mouette, votre premier spectacle Salle Richelieu ?

Elsa Granat. Effectivement, je souhaite poursuivre un cycle de pièces d’héritage, en interrogeant à la fois le patrimoine théâtral et les fictions dont nous sommes faits. Comme autour de nous tout va très vite, je crois qu’il faut d’autant plus réfléchir à d’où l’on vient et où l’on va. À l’heure du virtuel, de la technique et de l’abstraction, il me semble important de s’ancrer dans ce qui a mis beaucoup de temps à bouger chez les humains, car le temps des humains est lent. En explorant ce qui a été fait parfois longtemps avant nous, nous comprenons que les histoires que nous racontons ne sont qu’un long palimpseste : elles varient très peu, convoquent les mêmes typologies de personnages qui oublient, successivement, tout ce qui leur est arrivé. Au théâtre s’opère une sorte d’amnésie perpétuelle, et l’on revisite constamment les mêmes problématiques, les mêmes rapports de force, de pouvoir, d’ambition, les mêmes histoires d’amour, de désir, d’humiliation, de création de soi dans un champ qui ne laisse rien advenir. Cela me passionne de savoir qu’on ne peut pas faire abstraction, dans la modernité qui est la nôtre, de cet artisanat humain, de cette psyché qui a mis tant de temps à se construire. Tchekhov était écrivain, dramaturge et médecin, conscient de consacrer une grande partie de sa vie à une activité parfois vaine. J’y vois une résolution indispensable, celle de se savoir en capacité d’agir, même lorsque l’horizon semble fermé. Et Une mouette parlera de ce que représente le choix de la création. Je pense que tout un chacun est habité à part égale d’un besoin de conformité et de créativité, mais que ce dernier cède trop de terrain au premier.

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  • L. M. Une mouette, et non La Mouette : quels principes ont guidé votre adaptation de cette pièce parmi les plus jouées de Tchekhov ? En quoi celle-ci s’en trouve-t-elle transformée ?

E. G. Ce qui m’intéresse, c’est de placer le désir de créativité des personnages au centre de l’œuvre. J’ai pour cela souhaité l’éclairer davantage par le regard des femmes, raconter l’affranchissement des femmes à travers la création. Le spectacle sera donc composé de La Mouette, à laquelle j’ajoute ce que j’appelle un préquel, une « ouverture d’imaginaire » : j’ai rêvé à ce qu’a pu être le parcours d’Arkadina avant qu’elle ne devienne la grande actrice que l’on découvre dans la pièce de Tchekhov, ce qui éclaire la place centrale de sa personnalité solaire. L’enjeu est ici de faire ressortir que selon l’endroit où l’on place les projecteurs, on voit des destins s’affranchir ; en premier lieu, celui d’Arkadina, personnage d’une liberté absolue qui s’est nourri de sa condition de femme et de mère pour mieux s’accomplir, s’affirmer dans son art. À cet égard, Nina est pour moi, paradoxalement, la personnalité de la pièce qui s’accomplit entièrement. Elle est la seule à se confronter pleinement à la réalité, à s’extraire des convictions abstraites de ce que devrait être l’art, de sa propre place en tant qu’artiste. Tout me semble encore possible pour elle, après les drames vécus.

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  • L. M. Au cœur de votre adaptation se trouve l’aspiration de Tréplev à « faire advenir des formes nouvelles », à la fois en opposition et en continuité de l’art de sa mère. Quel est selon vous le rapport d’Arkadina, l’actrice « par excellence » à la « vie réelle », à son entourage, à son fils, mais surtout, à son métier ? Et dans ce contexte, quelle place occupent les autres personnages de la pièce ?

E. G. La Mouette parle de formes nouvelles, sous la houlette de Tréplev certes, mais cela concerne tous les personnages qui ressentent le besoin d’exprimer un « inouï » individuel, une forme nouvelle de coexistence sociale. J’entends par là une nouveauté non uniquement dans la forme, mais aussi dans le fond : l’acceptation de la fantaisie de chacun et chacune, de sa capacité à s’exprimer selon son propre ressenti. Tréplev y est très vite arrivé, avec une œuvre compacte qui réunit l’ancien et le moderne, puis il s’est rapidement retrouvé dans l’incapacité de réexprimer son geste.C’est ce qui me plaît particulièrement dans cette pièce qui parle de la création et de l’art, ainsi que des acteurs et des actrices. Incarnant la pensée qu’ils sont en train d’énoncer, ce sont des êtres qui représentent le passage à l’acte, avec les conséquences que cela comporte puisqu’ils sont sujets des phénomènes qui en découlent : l’échec, la méchanceté et le succès ; Tchekhov interroge à cet endroit ce qui reste vivant après le succès, sans rester figé dans la répétition d’un processus. Tout repose ainsi sur un principe de vitalité. Notre pièce, et j’aimerais que le public puisse le déchiffrer progressivement, éclaire la façon dont Arkadina en est la représentation. En allant à la rencontre plus intime de ce personnage, on se rend compte de la façon dont sa disponibilité à son désir d’actrice, constante et absolue, a dû être confrontée à la réalité. Arkadina est d’une liberté bouleversante pour celles et ceux qui la regardent vivre. Rien n’est plus important à mes yeux que le rapport des acteurs à la liberté, à la puissance que procure l’acte d’« incarner ». C’est leur savoir-faire mêlé à la connexion – dans le temps présent – avec un monde plus grand que la réalité qui saisit le public. Un autre pan d’Arkadina m’a particulièrement intéressé ; elle n’est pas une self-made woman : personne ne surgit ex nihilo, une vocation est aussi portée par les autres. Une mouette met en valeur une Arkadina qui aimante l’ensemble de son entourage. Ce qui ressort est une pièce emplie d’amour, cet amour qui garantit l’infime partie « infracassable » de la vie. Tous les personnages sont concernés, c’est ce qui les fait grandir et leur permet de s’affranchir. Macha ne fait pas exception : elle porte en elle un espoir qui lui permet de vivre. C’est dans ce contexte que j’insiste sur la nature solaire d’Arkadina, qui exprime une ouverture des possibles, l’importance de s’exprimer, de ne jamais se taire. Parier sur l’intelligence de l’humanité, c’est ce que raconte Tchekhov, et ce que j’aimerais moim-ême dire dans Une mouette.

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  • L. M. Comment votre décor évolue-t-il au fil de l’intrigue ? Avec quoi entre-t-il, lui aussi, en résonance ?

E. G. Ce qui m’intéresse avec Une mouette, c’est d’ouvrir ce que j’appelle l’intérieur d’une situation, en l’occurrence ici le passé d’un personnage en regard du présent. J’établis ainsi une connexion de l’ordre de la psyché plus que du réalisme narratif. Nous nous sommes sur ce point concentrés sur le personnage de Tréplev qui, après l’échec de sa pièce au premier acte, est comme évacué par le réel. Les trois actes suivants ne sont plus que les étapes de sa mise au ban, de sa sortie de la vie. Pour raconter ce processus, je souhaite transformer le théâtre en un espace mental, tel que les rêves nous parviennent, comme des médaillons pleins de significations. Par ailleurs j’ai souhaité donner une place particulière à l’histoire de la Salle Richelieu, dans ce qu’elle représente de l’expérience intime et collective de la Troupe, ainsi que du public. Ainsi Arkadina sera au centre du lien organique avec ce lieu : elle porte en elle son histoire, passée et présente, jusqu’à faire autorité sur les mouvements du décor, qui dépendront en quelque sorte de son humeur. Sur des toiles peintes, la campagne russe apparaîtra, disparaîtra, se disloquera… jusqu’à ce que le ciel lui tombe (littéralement) sur la tête – image hautement évocatrice, comme si elle était « rattrapée » par le réel. Nous entrerons alors, à l’acte IV, dans un réalisme « pur et dur », rappelant que le théâtre ne peut concrètement rien contre la mort… Tréplev a tout fait pour faire exploser la chambre à trois murs au premier acte et pourtant le dernier acte lui répond avec une verrière, des murs et un vrai bureau, comme une malédiction inévitable du réel.

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Entretien réalisé par Laurent Muhleisen Conseiller littéraire de la Comédie-Française et traducteur de la pièce

Photos de répétition © Christophe Raynaud de Lage


QUELLE COMÉDIE ! LE PODCAST
23 - Une mouette
avec Loïc Corbery et Adeline d'Hermy

L’Entretien #3 Marina Hands, par Béline Dolat

10 April 2025

Une mouette
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VIGIPIRATE

En raison du renforcement des mesures de sécurité dans le cadre du plan Vigipirate « Urgence attentat », nous vous demandons de vous présenter 30 minutes avant le début de la représentation afin de faciliter le contrôle.

Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.

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